Il y a ce moment vert, chaque année, prélude à la joie estivale qui nous attend. Ce moment vert où les bourgeons éclatent en silence sous nos yeux. Ce moment vert où nos yeux gourmands contemplent la splendeur infinie du réveil de la nature. Béatitude.

Tout cela est si fugace! Car dans quelques jours déjà, ces bourgeons laisseront entrevoir le feuillage, encore tout fripé, appelé à faire de l’ombre cet été, quand la nature exultera sous le tir nourri des rayons de soleil. Comment ne pas être ébloui par ces promesses?

Je m’en veux presque d’être ému de cette beauté au moment où tant de gens, en des contrées éloignées, vivent l’enfer de la haine, de la destruction, de l’oppression. Où tant de gens autour de nous traversent des phases douloureuses, maladies, deuils, divorces, pertes de sens, pertes de références, solitude, abandon, et que sais-je encore!

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Hier, en entrevue, la mère d’un otage du Hamas disait avoir toujours l’espoir de revoir son fils, même après deux cents jours de captivité. Elle disait aussi vivre des moments de joie avec sa petite-fille qui se demande où est passé son papa.

Je venais d’entendre une autre israélienne dont l’époux, le fils et la fille ont été kidnappés en octobre dernier. Les enfants ont fini par être libérés, mais on attend toujours la libération du père. Elle aussi affirmait garder espoir.

Tout cela au moment où circulent des informations à l’effet que sur les plus de 130 otages, seule une quarantaine seraient toujours vivants. Quelle horreur!

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Il faut du courage, beaucoup de courage pour garder espoir en des moments si pathétiquement cruels. Comment fait-on? Par quel ressort trouve-t-on l’énergie de rester confiant devant une telle adversité?

Est-ce un instinct de survie qui fait espérer au-delà de toute attente? Est-ce une sorte de déni d’une réalité qu’on préfère éviter de regarder en face? Ne serait-ce pas plutôt un acte de foi?

Un peu de tout cela, j’imagine. Mais quel courage! Quelle leçon d’abnégation de ces femmes, et elles sont nombreuses, qui s’en tiennent à l’espoir plutôt que de sombrer dans l’abysse du désespoir. Inspirant.

Ça aussi, c’est la beauté: la beauté de l’âme humaine.

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J’ignore pourquoi, mais dans ces temps-ci, je vois de la beauté partout, il me semble. Et quand je parle de beauté, je ne m’en tiens pas à une beauté définie par les canons esthétiques passés ou contemporains en art.

Je parle de la beauté qui émane des choses, des lieux, des moments, comme la brume s’élevant au-dessus d’une rivière un matin d’été. De la beauté que l’on ne peut toucher du doigt, mais que l’œil saisit intuitivement.

Dans notre vie courante, on évoque souvent la beauté devant un coucher de soleil, un tableau, une scène bucolique. En Acadie, on célèbre beaucoup la beauté de la mer. En France, c’est souvent la beauté des campagnes que l’on vante.

On dit la même chose de la beauté de la campagne anglaise, de la campagne italienne. Ailleurs, on admire les ruines antiques, les montagnes impressionnantes, les escarpements rocheux, les anciens volcans, la flore luxuriante d’une île. La beauté suinte de partout.

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Et pourtant, j’ai remarqué, souvent à regret, que nous avons un rapport biaisé avec la beauté.

Évidemment, tout le monde n’a pas la même perception de ce qui est beau ou non. On peut trouver laid ce que son voisin trouve beau. C’est normal. J’ai vu des gens s’extasier devant des deux-par-quatre peinturés vert «pour faire naturel». Même si ça m’étonne, qui suis-je pour juger?

En revanche, quand on a démoli l’ancienne académie Mgr Conway, à Edmundston, une quarantaine d’années passées, à peu près tout le monde a regretté la perte d’un bel édifice. Mais sa beauté ne tenait pas uniquement à ses qualités architecturales. Elle tenait aussi à sa dimension symbolique rassurante.

C’était un écrin précieux où l’on déposait chaque jour un trésor communautaire: les enfants. Les enfants qui allaient y enrichir leurs connaissances; connaissances qui en feraient des êtres mieux outillés pour faire face aux défis qu’on voyait poindre à l’horizon; des enfants qui préfiguraient un avenir meilleur.

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En détruisant l’académie, c’est la beauté d’une aspiration collective, d’une fierté également, que l’on faisait disparaître.

On avait aussi démoli l’ancien bureau de poste qui faisait office de phare dans la ville, de même qu’on allait démolir un peu plus tard le forum sur la colline, bien identifié par ses imposantes lettres rouges F-O-R-U-M qui servaient, peut-être inconsciemment, de repères pour les citoyens de la République.

Bien sûr, c’est au nom du progrès, un mot bien galvaudé, qu’on a procédé à ces enterrements de la vie communautaire d’Edmundston. Mais c’est aussi la beauté immanente de leur symbolique qu’on a détruite.

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Malgré le passage du temps, beaucoup de mes compatriotes du Madawaska évoquent encore avec nostalgie ces tristes moments de la vie locale. Parce qu’en détruisant un édifice patrimonial, c’est aussi la beauté de son âme qu’on assassine.

C’est pour cette raison que j’ai tant voulu trouver une nouvelle vocation «historique» à l’ancien collège Saint-Joseph de Memramcook. J’ai peur qu’on ne le démolisse, qu’on jette en l’air, avec ses vieilles pierres, la beauté de son histoire et, ce faisant, l’héritage de ceux qui entendaient laisser aux générations futures un haut lieu d’avancement et d’épanouissement.

Pour l’avoir fréquenté pendant deux ans, au cours desquelles j’ai touché du bout des doigts le monde antique tout en explorant la réalité contemporaine, je sais ce que ses murs et ses longs corridors nous disaient: «Aie confiance, garde espoir, met le cap sur le large, demain t’appartient».

On me dit que ses nouveaux propriétaires ont un intérêt pour la préservation d’édifices historiques. Mais on se proposerait, apparemment, de le transformer en édifice purement commercial, alors que son destin historique aurait dû en faire un monument dédié à la beauté de la renaissance acadienne. À la beauté et à l’espoir.

Comment en est-on arrivé à vouloir détruire le patrimoine hérité des générations passées? Où est passél’espoir?

Han, Madame?

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